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EconomieCameroun

Glencore au Cameroun, la corruption au long cours

3 novembre 2023

Glencore a reconnu en 2022 avoir corrompu des agents de l'Etat camerounais pendant des années. Le président Biya aurait ordonné l'ouverture d'une enquête.

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Une main recouverte d'une masse noirâtre (illustration d'une mine de Glencore au Perou)
Des fonctionnaires camerounais se sont salis les mains dans l'affaire Glencore. L'Etat parviendra-t-il à les identifier et les poursuivre en justice?Image : Sofía Yanjarí/DW

L’entreprise anglo-suisse Glencore est un géant du négoce de matières premières.

L’année dernière, l’entreprise a été condamnée à payer 321 millions d’euros pour des faits de corruption en Afrique dans plusieurs pays, dont le Cameroun. A ce jour, aucun responsable camerounais n’a été poursuivi dans cette affaire, au Cameroun. Sous la pression de l’opinion publique, notamment, le président Paul Biya a ordonné l’ouverture d’une enquête. 

7 milliards de FCFA

Glencore a reconnu, en 2022, avoir soudoyé pendant plus de dix ans des fonctionnaires afin d’éviter des audits et d’obtenir des contrats dans plusieurs pays du continent. Ses activités, Glencore les décrit ainsi : "l’exploitation minière, l’énergie et les ressources naturelles, les affaires étrangères, le commerce, l’industrie manufacturière [et] les questions de recyclage". Au Cameroun, les pots-de-vins avoués par Glencore s’élèvent à plus de 10,6 millions d’euros (7 milliards de FCFA) versés entre 2011 et 2018.

L’avocat camerounais Akere Muna, ancien vice-président de Transparency International, est offusqué par ce système de corruption :

"7 milliards, c’est ce qu’ils ont payé, mais qu’est-ce que nous perdons ? Dans les documents publiés par l’ITIE, on voit Glencore acheter le pétrole camerounais à 30% en-dessous du prix mondial du pétrole. Et ça, c’est grave ! Annuellement, on est dans les 300 à 360 milliards FCFA par an perdus dans la corruption. Donc la corruption nous prend presque 2/3 de la dette publique. Donc s’il y a un seul problème qu’il faut régler ici, c’est la corruption."

"Ruissellement à l’envers"

Dr. Yves Ekoué Amaïzo, directeur général de Afrocentricity Think Tank, basé en Autriche, explique le système en mots simples : "Toutes les entreprises souhaitent gagner lorsqu’il y a un appel d’offres, si possible de gré à gré, et au meilleur prix. En face, vous avez un Etat – mais ça peut se passer aussi dans le secteur privé – qui souhaite, si tout va bien, avoir un service payé dans des conditions qui ne dérangent pas trop le budget de l’Etat. Entre les deux, vous avez des individus : des individus qui sont dans l’Etat, des sociétés de l’Etat qui gèrent ce dossier. Et si les règles de la République ne sont pas respectées de façon très strictes, ces personnes peuvent se permettre d’exiger des compensations pour service rendu, pour avoir sélectionné telle ou telle entreprise".

Photo du siège de Glencore en Suisse
Le siège de Glencore est en SuisseImage : Sigi Tischler/KEYSTONE/picture alliance

SNH et Sonara mises en cause

Les noms de deux entreprises publiques camerounaises ont été cités dans cette affaire de dessous-de-tables : la Société nationale des Hydrocarbures (SNH) et la Société Nationale de Raffinage (Sonara).

Pourtant, aucun agent de ces deux entreprises n’a encore été inquiété par la justice : les deux sociétés affirment attendre d’obtenir des éléments qui prouvent les allégations de corruption.

Une lutte sans relâche

Akere Muna multiplie les démarches depuis les aveux de Glencore aux Etats-Unis pour qu’une enquête soit ouverte au Cameroun. Il se félicite donc que Paul Biya ait, selon plusieurs sources, ordonné l’ouverture d’une enquête par le Tribunal criminel spécial, chargé de juger les "problèmes relatifs aux atteintes à la fortune publique".

"De plusieurs sources recoupées, la présidence aurait donné son OK pour que les enquêtes commencent au niveau du tribunal criminel spécial, confirme Akere Muna . Déjà je dois dire, j’avais déposé une dénonciation auprès du procureur de la République de Yaoundé, de Douala, de Limbe : Limbe parce que c’est là où il y a la Sonara, Douala parce que c’est là que Glencore Explorations a ses bureaux et Yaoundé parce que c’est là qu’il y a les bureaux de la SNH. Je sais que le procureur de la République de Yaoundé a transmis la dénonciation à la police judiciaire pour enquête. Donc ce volet avait déjà démarré. J’ai aussi fait une requête auprès du président de la République. Donc il y a eu plusieurs démarches. Il y aurait aussi celle du DG de la SNH, Monsieur [Adolphe] Moudiki, qui est un haut magistrat d’ailleurs, qui demandait qu’il y ait une enquête."

Dr. Yves Ekoué Amaïzo souligne le courage de Me. Muna qui a suivi le code de procédure pénale du Cameroun "notamment l’article 135 […] qui est très intéressant car il dit que l’on peut porter plainte devant le procureur de la République, et donc le saisir, pour une dénonciation, qu’elle soit écrite ou orale, ou une plainte", alors même que la protection des plaignants n’est pas toujours assurée, comme l’ont montré récemment les cas de journalistes condamnés en justice voire, comme Martinez Zongo assassinés, pour avoir tenté de dénoncer des malversations et de "briser la loi du silence".

Lutte contre la corruption : des rappeurs s'engagent

Des avions de cash

Également membre du Groupe de haut niveau de l’Union africaine sur les flux financiers en provenance de l’Afrique, Akere Muna cite l’attorney général aux Etats-Unis qui a estimé lors du procès que ce dossier Glencore concernait "l’une des plus grosses affaires de corruption du siècle" : 

"Quand on dit, sur le plan international, que des avions privés sont loués pour transporter des espèces pour venir au Cameroun corrompre des fonctionnaires de haut niveau avec du cash… Glencore a fait de la fraude douanière, du blanchiment d’argent et tout ça, et vous ne faites rien, c’est quand même gênant ! 

Quand on dit qu’un comptoir de paiement était ouvert à Genève, fermé en 2016, où on pouvait se faire payer, c’est quand même gros !

Quand Glencore avoue devant les instances qu’il augmentait les factures pour réduire leur bénéfice et que le montant de ces surfacturation était utilisé à des fins de corruption, c’est quand même ahurissant. N’importe quel citoyen doit être offusqué dans un pays où on a de gros problème de routes, de santé, de non-paiement de salaires. On fait recours à des prêts, et on est encore avec le FMI donc c’est une affaires sérieuse."

Arguments fallacieux ?

La Sonara se contente de rejeter des "affabulations" et insiste sur le fait que c’est à ceux qui portent l’accusation d’en apporter la preuve.

La SNH, elle, déclare n’être "ni de près ni de loin associée à de telles pratiques" en contradiction avec "son code éthique" et affirme avoir lancé des investigations en interne. L’entreprise pétrolière camerounaise se présente comme une "victime" dans cette affaire et réclame de pouvoir accéder au dossier en dépit d’une clause d’anonymat introduite par Glencore pour ses aveux.

Mais Akere Muna ne croit pas à cet argument : "Glencore ne peut pas refuser de donner des informations. Certains ont parlé de contrats de confidentialité. Mais ça aussi, ça m’amuse car les contrats de confidentialité ne marchent pas dans les cas de fraudes."

L’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE) réclame à la compagnie pétrolière étatique, la SNH, de fournir à son tour la preuve de sa saisine des procureurs de New York et de Londres, en charge du dossier Glencore. Transparency International s’étonne de la stratégie adoptée par la Sonara et la SNH. Pour l’organisation de lutte contre la corruption, "si la SNH estime être victime de diffamation, elle peut saisir même la justice camerounaise ". C’est aussi le point de vue d’Akere Muna.

"Pourquoi aller à New York ?, demande l'ancien bâtonnier du Cameroun. Glencore est ici ! Moi, SNH, je suis votre client, j’appelle le dirigeant de Glencore, je lui dis : "Monsieur, vous êtes parti dire dans les tribunaux à l’étranger que vous avez corrompu des gens de ma société. A qui avez-vous payé ? Si vous ne le dites pas, j’annule tous les contrats et vous me remboursez"."

Paul Biya (photo de 2022)
Jusqu'où Paul Biya veut-il combattre la corruption à l'intérieur même de l'Etat qu'il dirige?Image : Stephane Lemouton/abaca/picture alliance

Malgouvernance et impunité

Comme le souligne l’économiste Dr. Yves Ekoué Amaïzo, Glencore n’est en effet que l’une des parties qui a profité du système de corruption : "Beaucoup d’Etats africains fonctionnent sur la base de la non-transparence. C’est très difficile d’obtenir des informations publiques quand vous faites des recherches ou quand vous les demandez officiellement : ce sont des secrets d’Etat."

Au Cameroun, la directrice générale adjointe de Glencore Explorations, Joan Limunga Njoh-Molulu, fait savoir que toute demande doit être adressée à l’ITIE chargée de faire ensuite suivre au bureau Glencore de Londres qui s’occupe de ce dossier.

Or, rappelle Dr. Yves Ekoué Amaïzo, pour qu’il y ait corruption, il faut au moins être au moins deux : "On ne peut pas parler de Glencore sans parler de l’autre côté. […] Glencore travaille dans de nombreux pays africains. Et puisqu’on parle d’hydrocarbures, citons-en quelques-uns : Nigeria, Cameroun, Côte d’Ivoire, Guinée équatoriale, Soudan du Sud… mais il y en a plein d’autres. Et comme cette société de Glencore peut fournir des conseils et des factures, ils peuvent "ajuster" (pour être très polis) ces conseils et surtout ces factures qui peuvent être très gonflées, notamment s’il y a beaucoup d’intermédiaires", résume Dr. Yves Ekoué Amaïzo.

Fin août 2023, l’ITIE a discuté de cette affaire au sein de son comité national. « Ces pratiques sapent la confiance du public et font perdre aux citoyens les avantages découlant de leurs ressources naturelles. Elles sont en contradiction directe avec les principes de l’ITIE", peut-on lire dans une déclaration d’Helen Clark, présidente du conseil d’administration de l’ITIE.

L'attentisme du gouvernement camerounais

L’ITIE a saisi le gouvernement camerounais, par le biais du ministère des Finances, "afin que la lumière soit faite au niveau national sur cette affaire".
Bernard Dongmo est secrétaire technique de la Coalition Publiez ce que vous payez qui soutient la mise en œuvre des principes de l’ITIE au Cameroun. Il critique la posture de l’Etat camerounais.

"Pourquoi l’attentisme du gouvernement du Cameroun ? Nous avons vu, que ce soit les Etats-Unis ou l’Angleterre ou la République démocratique du Congo, tous se sont battus pour obtenir des compensations à  la suite de ces corruptions…"

La République démocratique du Congo a effectivement misé sur un arrangement à l’amiable. Glencore a versé 180 millions de dollars de compensations à l’Etat congolais.

Yves Ekoué Amaizo souligne "quand un Etat africain se met à faire un procès, c’est qu’il y a eu changement de régime, pour récupérer l’argent perdu par les prédécesseurs. " Le plus souvent, quand l’ "Etat ne représente pas la population, la société civile, […] quand il y a un Etat ou une structure apparentée, qui sont parties prenantes de la corruption, comment voulez-vous qu’ils se lèvent pour se faire harakiri eux-mêmes ? " Il redoute donc que, si un procès est organisé au Cameroun et qu’il va à son terme, "ce ne soit que du menu fretin ou des petites gens " qui soient condamnés.

D’où l’importance d’un regroupement des organisations de la société civile avec un réel accompagnement juridique, lorsqu’elle se frottent à des multinationales bardées d’avocats et dans des procédures qui peuvent durer des années.