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Des paysans expulsés pour des crédits carbone au Congo

7 février 2023

Les agriculteurs et les populations autochtones sont sommés de quitter leurs terres pour laisser la place à un projet de plantation d'acacias de TotalEnergies. La multinationale dément.

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En septembre 2020, un peu moins de deux mois après le début des consultations, le gouvernement congolais a adopté une loi déclarant la zone sur le plateau Batéké "propriété de l'État". Image/ArchivesImage : Jack Losh

*Article actualisé le 14 février 2023 avec les réactions de TotalEnergies.

Des centaines d’agriculteurs ne peuvent plus cultiver leurs champs dans la localité de Ngo, située dans le département des Plateaux Batéké, à 250 kilomètres au nord de Brazzaville, en République du Congo. La raison de leur expulsion : le groupe pétrolier TotalEnergies veut y créer une plantation d'acacias et ainsi obtenir une compensation carbone.

40.000 hectares de terres, une superficie environ quatre fois plus grande que la ville de Paris, est prévue pour accueillir des millions de plants d’acacias. Le projet titanesque est censé séquestrer à terme plus de dix millions de tonnes de CO2.

Depuis novembre 2021, les populations locales ne peuvent donc plus accéder au site, à l’image de Joachim Malipalabié, père de cinq enfants, qui cultive le manioc depuis plus de 20 ans dans la zone.

"Nous allons vivre comment ? Où devons-nous aller ? Aujourd'hui, nous n'avons plus d’endroit où travailler. Nous ne savons pas non plus où aller. Depuis qu'on nous a chassé, c'est un grand problème", a déploré le cultivateur à la DW.

Le calvaire des cultivateurs

Près de 500 agriculteurs ont leurs champs dans la zone occupée par le projet de plantation d’acacias. Ils sont pour la plupart des pygmées, une population autochtone et des semi-nomades venus des localités avoisinantes de Ngo.

Aujourd’hui, ils disent avoir perdu presque tous leurs moyens de subsistance.

"Moi, j'ai déjà libéré la zone donc je cherche désormais où aller. Trouver au moins un petit terrain pour cultiver. Je suis agriculteur mais pour les autres qui sont venus ici pour travailler, quelqu’un qui a par exemple cinq enfants, il va vivre comment ? Et il va faire comment ?", se demande Mexan qui est de la communauté des pygmées.

Pourtant, le directeur des activités de puits naturels de carbone de TotalEnergies, Adrien Henry qui est revenu de Ngo deux jours avant notre entretien, rejette ces accusations d’expulsion et affirme que le groupe pétrolier discute avec les cultivateurs depuis des mois. Il affirme aussi que l’accès aux champs est toujours possible pour les populations locales.

"Pour ceux qui sont allés sur le site, vous pouvez constater que l'accès est libre. Les champs de manioc présents sont respectés, c'est-à-dire que le cycle agricole du manioc est respecté. Les gens peuvent aller dans leurs champs et les récolter en fin de cycle. L'accès pour la chasse est laissé libre", a précisé Adrien Henry.

Des déclarations qui sont toutefois en contradiction donc avec les témoignages que nous avons recueillis auprès des populations autochtones.

Un projet qui n'est pas sans conséquence

Planter des arbres pour capter le CO2 est un moyen pour compenser les émissions du groupe TotaleEnergies liées à l’exploitation des énergies fossiles. Mais cette politique a des conséquences graves pour les populations locales, notamment autochtones, qui vivent difficilement en dehors de leur environnement naturel.

"Ma première pensée va d’abord aux peuples autochtones. Vous savez qu'ils ont une relation particulière avec la forêt et la savane, non seulement pour la pharmacopée, mais aussi pour se nourrir. Ils vivent de la cueillette et de la chasse. Alors expulser ces pauvres gens, c'est très difficile pour eux. Et c’est violer leurs droits", regrette l’abbé Philippe Mbama, de la Commission justice et paix dans le département des Plateaux.

Le cultivateur Mexan, lui, ne décolère pas : "Brusquement, on nous fait partir comme ça. C'est difficile pour nous aujourd'hui là où nous sommes. Ici, à Ngo, c’est une zone pour l’agriculture qui permet de nourrir jusqu’à la capitale Brazzaville."

Mexan cultive le manioc, un aliment de base au Congo et dans la région de Ngo qui approvisionne jusqu’à la capitale Brazzaville et le reste du pays en tubercules et céréales.

Mais depuis que les paysans n’ont plus accès à leurs champs, certains produits commencent à manquer, ce qui a provoqué une hausse des prix.

"Le manioc est en manque sur le marché, même ici à Ngo, et le tambour de la farine de foufou (manioc) est à 22.000 francs CFA à Ngo (soit une augmentation de 30 %, ndlr) et c’est toute la population de Ngo qui souffre aujourd'hui ainsi que les propriétaires terriens. Ils n'ont plus un endroit où travailler", ajoute Mexan.

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Le contrat entre le Congo, la FNC et TotalEnergie a été finalisé en janvier 2022. Le protocole officiel signé par le président congolais stipule que Total financera intégralement le projet. Image/ArchivesImage : GONZALO FUENTES/REUTERS

Un bail controversé

La plupart des cultivateurs ont loué les terres qu’ils exploitent à des propriétaires terriens autochtones. Ce sont ces derniers qui ont cédé toute la zone de Ngo, très fertile, à l’entreprise Forest Neutral Congo (FNC), filiale congolaise du groupe TotalEnergies, par l’entremise du gouvernement congolais.

"C'est une terre qui est depuis longtemps dans le domaine public de l’Etat. Et donc ce qui s'est passé c'est que le Congo a adapté le régime de cette terre, de son domaine public à son domaine privé, dans l’idée justement d'y faire surgir des projets de ce type. Cet espace va jusqu'à 55.000 hectares. Il va inclure une forêt plantée, qui va permettre de produire du bois, mais pas autant que si on avait fait une plantation purement commerciale, et de construire des chaînes de valeur locales et de les construire avec les populations locales", précise Adrien Henry, directeur des activités de puits naturels de carbone pour TotalEnergies.

La FNC gère le projet de plantation en partenariat avec le cabinet de conseil français Fôret Resources Management (FRM). Dans le bail, le gouvernement congolais s'engage à réinstaller les habitants expulsés.

Or, certaines familles cultivent leurs terres depuis des générations dans cette région. En juin 2020, un processus de consultation sur les indemnisations a débuté.

Des propriétaires terriens de la région expliquent avoir reçu des dédommagements mais ils se plaignent de la modestie des sommes offertes par l’entreprise Forest Neutral Congo.

Certains n’auraient ainsi reçu qu’un dollar par hectare des autorités.

Quant aux agriculteurs qui ne peuvent plus accéder à leurs champs, eux n’auraient carrément rien reçu.

L’environnementaliste Issac Moussa estime que l’analphabétisme des populations indigènes serait l’une des raisons des violations de leurs droits fonciers.

"Il faut considérer que ces populations sont plus ou moins marginalisées du fait déjà que la plupart d'entre elles sont analphabètes et donc ne sont pas très réactives. Très souvent, ce sont des populations qui sont très marginalisées", a-t-il déclaré.

Une situation catastrophique pour ces paysans qui ont perdu leurs moyens de subsistance. Par ailleurs, la rareté des produits agricoles, qui découle de l’arrêt de leurs activités, impacte toute la population de la zone, notamment les plus démunis.

"Hier, par exemple, j'ai vu un enseignant qui cherchait de la farine de manioc mais il était obligé de passer de maison en maison. Il est passé de maison en maison mais il n'a rien trouvé", témoigne l’abbé Philippe Mbama.

Pour faire face à cette crise, les paysans réclament l’aide du gouvernement. Si le géant pétrolier a accepté d’entamer un dialogue avec eux pour trouver une solution, ce n’est toujours pas le cas des autorités congolaises.

Screenshot Youtube Brice Mackosso
Pour Brice Mackosso, coordinateur de la Commission Justice et Paix, une organisation proche de l'Église catholique, le projet de la compagnie pétrolière violent les droits de l'homme. Image/ArchivesImage : Youtube/Perrin Christian

Les objectifs inavoués du projet d’acacias

Mais les questions sur le projet de plantation de TotaleEnergies ne s’arrêtent pas là. Car il ne s’agirait pas uniquement de crédits carbones. La plantation ne servirait en réalité que marginalement à la préservation de la nature par le biais de la séquestration de carbone, comme l’a souligné Brice Mackosso de la Commission justice et paix du département des Plateaux.

"Ce projet n'est pas utile pour la République du Congo. Nous avons suffisamment de forêts naturelles chez nous. D'après les quelques informations recueillies, cette plantation ne va compenser que 2% des émissions de carbone de TotalEnergies. Donc on se demande à quoi finalement est en train de servir ce projet", déclare le défenseur des droits humains.

Une explication est peut-être à trouver dans le fait que les acacias sont des arbres à croissance rapide. D'ici 20 ans, le projet devrait livrer 160.000 mètres cubes de bois par an et d'autres produits ligneux.

"Derrière cette opération, quoi qu'il en soit, c'est une question d'argent. Donc ce n'est pas une question humanitaire, ce n'est pas une question de philanthropie, c'est une question de finances dans cette activité-là", estime Brice Mackosso.

Adrien Henry de TotalEnergies ne nie pas l‘objectif de production de bois mais il l’associe aussi à des promesses d’emploi pour les populations locales.

"Ce n'est pas le business contre le climat. On ne peut pas viser de séquestrer du carbone par des activités agricoles et forestières sans associer à cet objectif de séquestration du carbone un objectif de production local de bois, de production de manioc ou de maïs. C'est important parce qu'il s'agit de créer des chaînes de valeur locales sur ces commodités agricoles et forestières pour créer une dynamique de développement et de conditions de vie pour les populations locales, avec des emplois qui leur permettent de vivre", a-t-il expliqué.

Le sujet apparemment gène à Brazzaville. Nos demandes d’interview adressées au gouvernement congolais sont restées sans suite. La secrétaire particulière du ministre des Affaires foncières et du domaine public n’a même pas voulu nous communiquer l’adresse électronique de son ministère pour une correspondance.

"Non le ministère n'a plus de boite mail..." DW : Ah bon ? "Oui monsieur".

Dans un précédent communiqué, en réponse à une enquête publiée par les médias Mediapart et Sky News, en association avec Greenpeace sur le même sujet, la multinationale française avait aussi affirmé que "des évaluations sont en cours pour finaliser la cartographie des acteurs et proposer des mesures qui leur permettront d'être co-bénéficiaires du projet."

Le communiqué du groupe précise aussi que tous les champs de manioc du site sont restés intacts et que tous les acteurs historiquement présents sur le site (allusion faite aux autochtones) sont en cours d'identification et se verront proposer des alternatives, notamment des terres aménagées ou d'autres assainissements appropriés à définir avec eux.

D’après nos informations, une délégation de TotalEnergies était ainsi le 2 février 2023 à Ngo pour démarrer un dialogue avec les cultivateurs.

*Article actualisé le 14 février 2023 avec les réactions de TotalEnergies.